L'Eclaireur: En Privé Qui êtes-vous...? Nicolas Jurnjack | Septembre-Octobre 2020
EN PRIVÉ
Qui êtes-vous...?
Nicolas Jurnjack
Il a choisi l’endroit de la rencontre : la terrasse d’un café dans les jardins du Palais-Royal, où, déjà installé en plein soleil, il sourit sous sa casquette, léger comme ce vent d’été. Chemise en coton, jolies chaussures, personne ne pourrait soupçonner que derrière ce visage avenant se cache celui qui avait connu la misère avant d’avoir fait des centaines de fois la couverture de Vogue. Nicolas Jurnjack a grandi dans la cité du Racati à Marseille, un quartier populaire et dangereux, coincé entre l’autoroute A7 et la gare Saint-Charles. Les terrains vagues, les gangs et la pénurie au quotidien, avec pour seul horizon les manques et le béton. Renvoyé du collège à la fin de la classe de quatrième, sans conseils d’orientation, il vit de petits boulots. Coursier ou manutentionnaire, le choix est restreint. L’armée lui tend les bras puis le réforme, car en tant que cadet d’une fratrie de six enfants, il est considéré comme soutien de famille : « J’en ai été profondément déçu, je visais haut et l’armée me plaisait, contrairement à beaucoup de mes amis de l’époque. »
Coiffeur malgré les pressions
Ne reste plus que l’ANPE (Agence nationale pour l’emploi) : « Je n’ai jamais pensé à la coiffure, je ne connaissais aucun coiffeur, je n’ai pas coiffé de poupées Barbie. Dans ma cité, ce n’était même pas concevable d’envisager un tel métier, sauf motivé par l’envie de se faire défoncer la tête un soir de pleine lune ! », confie-t-il d’une voix douce. Mais le responsable de l’ANPE l’oblige à se rendre chez des employeurs potentiels et c’est un coiffeur haut de gamme qui l’embauche. Il se souvient : « Je n’avais qu’une peur, c’est que des gars de la cité me voient, balai à la main, habillé tout en blanc ! Je n’aurais pas donné cher de ma peau. » Basses tâches, exploitation, après trois salons et un abandon du CAP, il s’achète un billet de train pour Paris : « Ma cité redoublait de violence, les gens jetaient des frigos par les fenêtres, beaucoup de ceux que je connaissais, dont mes frères, étaient en prison pour délits graves, meurtres ou proxénétisme, j’ai eu la prescience que j’allais mal finir. »
Du culot et du travail
Arrivé seul à Paris, il contacte une connaissance, une ancienne mannequin libanaise qui lui demande de lui faire un brushing : « Je ne savais pas, mais j’ai tenté et je me suis bien débrouillé. Alors elle m’a conseillé de m’inscrire dans les agences de mannequins pour coiffer sur les tests des photographes. »
Il les enchaîne et s’entraîne dans sa chambre de bonne sur des têtes malléables. Les murs sont tapissés de couvertures d’Harper’s Bazaar et de Vogue. Il reproduit les coiffures de toutes les photos, va à la Bibliothèque nationale photocopier et étudier les techniques de toutes les époques jusqu’à ce qu’il les maîtrise. Il emprunte des livres pour se cultiver, ça lui plaît: « À l’école, je n’étais pas rebelle, ça ne me plaisait simplement pas, je préférais regarder par la fenêtre les bateaux qui entraient et sortaient du port. » Nicolas Jurnjack fait le pied de grue à la réception des magazines de mode. Comme il l’écrit dans son livre In the Hair* : « La cause d’un môme de 19 ans venu des HLM de Marseille n’intéressait personne, je ne leur ressemblais pas, je n’étais pas habillé comme eux, je n’avais pas leurs codes, c’était compliqué. » Et d’ajouter devant son Coca-Cola rondelle : « Je n’avais pas conscience que j’avais choisi la voie la plus dure. »
Le déclic Vogue
Au bout d’un an, il rassemble son travail sous forme de portfolio et, sur les conseils d’un assistant photographe, les montre au légendaire Peter Knapp, à l’époque directeur artistique du magazine Elle, qui lui conseille de prendre un agent : « Je n’avais aucune idée de ce que cela pouvait être et je ne connaissais pas l’icône Knapp ! Il fallait être complètement naïf et sacrément utopiste pour y croire. On me propose d’être assistant coiffeur studio et je refuse. Pas question de faire le larbin ! »
Mais il continue de harceler les rédactions, avant que la chance ne lui sourie à l’été : « J’avais laissé mes cartes de visite dans toutes les rédactions. Le jour où Vogue m’a appelé, c’est parce que j’étais le seul disponible », explique-t-il dans un éclat de rire. Un travail consistant à réaliser des queues-de-cheval, puis des coiffures inspirées gipsy dont l’une d’entre elles fera la couverture de Vogue : « J’ai mis du temps à m’en remettre lorsque je l’ai vue. » La roue tourne et Nicolas Jurnjack commence à être pris au sérieux : « Travailler le cheveu a révélé ma créativité, malgré mon sentiment d’isolement à mes débuts, mais je me suis accroché, j’avais besoin de faire reconnaître ma facilité d’exécution. »
Les défilés se succèdent
Son acharnement paiera, il sera choisi par Art and Commerce, la plus prestigieuse agence, pour le représenter (comme Orlando Pita et Paulo Guido), enchaînant les shootings pour Vogue et Harper’s Bazaar tout en coiffant sur les défilés prisés tels que ceux d’Alexander McQueen et Chanel, ou Givenchy à qui il refusa d’exposer ses créations lors de la rétrospective qui lui fut consacrée au MOMA de New York. À trente ans, il travaille entre Paris et New York, coiffant tous les top models stars : « Je n’ai jamais pensé que j’étais arrivé, je me suis toujours dit que je devais être une machine de guerre pour faire mieux. L’industrie de la mode est versatile et sans pitié, vous n’avez pas le droit à l’erreur, il faut tenir et se protéger : à la moindre faiblesse, le couperet tombe et l’on vous remplace. » De toutes ses créations, il garde en mémoire le show d’Alexander McQueen où ses coiffures d’inspirations japonaise et amérindienne s’élevaient par plateaux graduels : « J’avais envie de bousculer l’ordre établi tout en évoquant des coiffures françaises du XVIIIe siècle. Un voyage dans le temps aux allures aristocratiques auquel j’ai pris beaucoup de plaisir. »
Un peu de plaisir, beaucoup de douleur !
Le perfectionniste Nicolas Jurnjack ne veut illusionner personne sur son parcours. Pour lui, le talent, ce sont surtout des milliers d’heures de travail acharné, des remises en question et trente ans de décalage horaire : « À l’heure du bilan, j’estime que ma carrière de studio a représenté 75 % de douleur pour 25 % de plaisir réel. Sans monacharnement et mon endurance, j’aurais déclaré forfait. Je regrette de ne pas en avoir davantage profité, j’étais toujours entre deux avions, entre plusieurs projets. Il faut savoir que dans la mode, les carrières s’arrêtent huit fois sur dix à cause des burn out. »
Retransmettre et aider les jeunes
Depuis environ deux ans, il lève le pied et profite du temps redevenu normal, en transmettant ses savoirs au travers de son atelier de formation éponyme : « J’ai eu envie d’offrir aux autres le savoir que j’avais acquis durement car j’ai constaté que ce métier qui m’avait sauvé n’intéressait plus les jeunes, que les formations n’étaient pas applicables en salon, et cela me rend triste. » Il rencontre également les directeurs d’établissements et les responsables des chambres des métiers pour faire bouger les choses. Parions que sa détermination immuable contribuera au renouveau dont le métier semble plus que jamais avoir besoin.
par Florence Baumann
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